Une expo. Claude Gazier, du 16 septembre au 18 novembre à la Galerie Pallade de Lyon
Lun 10 Juil - 12:45
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Claude Gazier, « Paysages »
« Le vrai but de l’art n’est pas de créer de beaux objets : c’est une méthode de réflexion, un moyen d’appréhender l’univers et d’y trouver sa place ». (Paul Auster)
Étymologiquement, nous apprend le Littré, « appréhender » signifie saisir des mains, puis saisir de l’esprit, puis prévoir, et, par le passage de la prévision à la crainte, redouter… C’est en effet sur un certain fond d’angoisse, plus ou moins consciente, que nous appréhendons artistiquement le monde (par les sens, l’imagination, la raison) : angoisse qu’il ne soit radicalement autre que ce que nous projetons sur lui, angoisse que nos représentations ne se fissurent et laissent entrevoir alors son être intrinsèquement informe et insensé. En 1986, le peintre Gerhard Richter notait : « Mes paysages ne sont pas uniquement beaux, nostalgiques, romantiques ou classiques dans leur âme, tels des paradis perdus, ils sont surtout « trompeurs ». Par « trompeurs », j’entends dire que nous transfigurons la nature en la regardant, la nature qui, sous toutes ses formes, est constamment notre adversaire puisqu’elle ne connaît ni sens, ni clémence, ni pitié, parce qu’elle ignore tout, est totalement dépourvue d’esprit. Elle est notre absolu contraire, donc totalement inhumaine. »
Le chaos menace chaque peinture un peu sincère, et tout paysage est une tentative fragile d’y (re)trouver ou inventer un peu d’ordre et de perspective. Les Impressionnistes en savaient quelque chose, eux qui sont allés plus loin encore que le paysage classique, jusqu’à rendre les sensations changeantes de la lumière, les perceptions poudreuses et atomisées de l’air qui transportent, entre les objets et nous, des images… L’ordre du monde prenait avec les Impressionnistes une nouvelle « dimension » et une nouvelle fragilité, plus proche encore du « chaos » de la nature : celles des perceptions sensorielles et de leur mobilité évanescente.
Si nous faisons référence ici à Gerhard Richter et aux Impressionnistes, c’est parce que Claude Gazier les a beaucoup regardés (il a même revisité très directement deux paysages de Richter) dans ce nouveau tournant de son œuvre : le paysage.
Jusqu’à présent, le peintre se préoccupait surtout de scènes humaines tirées de photogrammes du cinéma. Dans le sillage d’un Edward Hopper, il aimait à représenter la mélancolie des films noirs, ou la tension psychologique palpable entre deux personnages, même si, en même temps, ses questions étaient aussi des questions de peinture : le clair-obscur, les contrastes colorés, l’invention de systèmes de tonalités…
Cette nouvelle étape, « Paysages », fait tomber les cloisons, disparaître ou s’éloigner les figures humaines, et s’ouvre aux road-movies : au Fil du temps d’un Wim Wenders, aux colères escarpées d’Aguirre et de Werner Herzog, ou encore à La Mort aux trousses de Hitchcock (qui pourrait constituer le film de transition entre le huis clos du thriller et le paysage angoissé fuyant son propre délitement). Pour ses paysages, Claude Gazier continue à travailler à partir de photogrammes de films, souvent en noir et blanc, dont il réinvente à sa guise les systèmes de couleurs. Là encore, une proximité avec Gerhard Richter mérite d’être soulignée : celle de s’inscrire parmi une variété (si ce n’est une variation) des régimes de l’image, comme autant de tentatives ou de manières d’appréhender les choses : par le cinéma, par la photographie, par la peinture, par l’imagination…
« La captation des nuances des vibrations de la lumière est le véritable sujet pictural de cette série. Pour cela j’utilise la transparence de la caséine en superposant des couches colorées sur la silice qui recouvre préalablement les tableaux : il s’agit pour moi de jouer de la contradiction entre l’affirmation de la matérialité granuleuse de la surface sablée et la recherche de l’illusion de la profondeur, tant atmosphérique que spatiale » indique Claude Gazier. Ses « paysages » condensent donc une double approche : perceptive et sensorielle. On peut y « voir » (perspective) et en même temps y « sentir » (matérialité) la nature, le tableau s’offrant à la fois comme « image » et comme « objet concret». En cherchant à exprimer le mieux possible l’atmosphère, les nébulosités, les différents degrés de la sensation, Claude Gazier nous « rapproche » du paysage, et, conséquemment, de son caractère intranquille et incertain.
Les nombreux chemins ou tracés (lignes blanches de passages d’avions, ponts, voies ferrées…) qu’il inclut dans ses tableaux indiquent d’ailleurs cette double lecture possible : une perspective assez « classique » et des « chemins » transversaux qui traversent autrement le tableau, pénètrent des nébulosités et des atmosphères colorées, entrent dans sa matérialité. Ces tracés sillonnant le tableau invitent le regard à une expérience, alternative ou concomitante à la seule contemplation distanciée. Ils invitent, comme le formule le philosophe François Jullien, à « vivre de paysage » : « Quand l’extérieur que j’ai sous les yeux sort de son indifférence et de sa neutralité : c’est d’un tel couplage que naît du « paysage ». Il y a paysage quand je ressens en même temps que je perçois ; ou disons que je perçois alors du dedans comme du dehors de moi-même – l’étanchéité qui me fait tenir en sujet indépendant s’estompe. »
L’appréhension du paysage par Claude Gazier (dans cet entre-deux pictural et atmosphérique qui nous relie à lui, et dans toutes les déclinaisons étymologiques du terme « appréhender ») tend à se traduire aussi par une affectation de soi, et par-là même, plus encore, à un changement de soi, à une modification du plus intime du sujet.
Jean-Emmanuel Denave
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